Faut-il vraiment se détacher du passé ?

Comment vivre avec son passé ? Notre passé fait-il notre force pour le présent et l’avenir ? Ou bien faut-il s’en détacher pour mieux avancer ? L’écrivain et philosophe Charles Pépin tente de répondre à la question.

Dans cette actualité très anxiogène, le passé peut apparaître pour certains comme un refuge apaisant. Se souvenir des belles choses. L’odeur des beignets à la fleur d’oranger de ma grand-mère, l’odeur de la craie à l’École Saint-Nicolas de Toulouse, ce voyage en Italie et en Allemagne, en bus en camp d’ado, l’été des 16 ans, et mille autres souvenirs bienfaisants.

Et bien sûr, comme tout le monde des souvenirs plus déplaisants que l’on peut avoir la tentation de mettre sous le tapis. Pour certains d’entre vous, il s’agit de vivre avec une mémoire traumatique qui empêche de vivre pleinement le présent et qui empêche de se projeter dans le futur.

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Alors que faire avec son passé ? C’est ce que nous raconte ce matin le philosophe et chroniqueur à France Inter, Charles Pépin dans son dernier essai, comment entretenir un rapport pacifié, apaisé avec son passé même quand il a été difficile ?

Charles Pépin. Écrivain et philosophe. Auteur de « Vivre avec son passé » aux éditions Allary, une philosophie pour aller de l’avant sans exclure son passé, en apprenant à composer avec lui et nos souvenirs aussi bien positifs que négatifs.

Nos mauvais souvenirs doivent façonner notre présent

Dans ce livre, le philosophe s’est fondé sur diverses sources neuroscientifiques et psychologiques. Il a beaucoup enquêté sur les nouvelles formes de psychothérapie produites par les découvertes les plus récentes en neurosciences, notamment la thérapie de la reconsolidation de la mémoire, la thérapie de la cohérence, autant de disciplines qui l’ont passionné autant qu’elles l’ont fait changer en tant que philosophe de l’acceptation. Car pour apprendre à mieux vivre avec notre passé, Charles Pépin nous invite d’abord à ne plus avoir peur de nos mauvais souvenirs et à les regarder en face en cultivant une pratique méditative de notre passé sans céder à la nostalgie douloureuse, regarder son passé en face tout en continuant à avancer avec lui.

Pour cela, il conseille de recomposer les émotions négatives qu’on a attachées aux mauvais souvenirs : « Pour philosopher sur le passé, il faut apprendre à accepter que nos échecs soient vertueux pour notre présent, et notre futur. Il faut accepter les vertus du passé pour améliorer son présent tout en changeant l’émotion associée aux mauvais souvenirs. S’il n’est pas rare de souhaiter se libérer d’un souvenir douloureux pour se soulager l’esprit, c’est par soucis de facilité, car c’est oublier et nier l’expérience (positive) qu’a su aussi nous apporter inconsciemment ce souvenir. Au contraire, il faut comprendre qu’on peut faire plein d’autres choses grâce aux mauvais souvenirs à partir du moment où on comprend qu’on ne peut pas les effacer. On peut les diluer sans les refouler, non pas les effacer, mais leur accorder moins de place, emmagasiner de nouvelles expériences heureuses en les juxtaposant aux moins joyeuses. Il n’y a rien de plus bénéfique que d’apprendre à vivre avec son passé en convertissant même ses plus mauvais souvenirs en de plus belles et profondes expériences de vie« .

Notre présent a besoin de notre passé

De toute façon, nul ne peut échapper à son passé pour bien vivre au présent, rappelle-t-il. Tout procède de notre passé dans notre façon de vivre, nos qualités, nos défauts, nos goûts, nos rêves, nos angoisses, notre réaction, notre vision du monde ou encore nos habitudes. Nous sommes façonnés et guidés par notre passé. Nul ne peut échapper à son passé, même quand il vit l’instant présent, il est illusoire de pleinement vivre le présent en occultant le passé : « Rien n’est que du pur présent. S’il est possible de vivre des moments de pur présent, être simplement ici et maintenant, c’est une parenthèse qui peut faire du bien dans le cadre de la santé, mais ce n’est pas une sagesse de vie. La sagesse de vie, quand on est humain, c’est de se souvenir du passé et d’aller vers l’avenir, d’avoir une mémoire, de vivre sa relation au temps en comprenant que le pur présent est très réducteur. Après de nombreuses désillusions et déconvenues, notre perception, chargée de souvenirs de ce que nous sommes, notre personnalité sont le résultat d’une histoire sur laquelle on se fonde pour avancer. Plus on est présent à son passé, plus on est présent au présent« .

La philosophie de Bergson comme guide

Le philosophe qu’il convoque le plus dans sa démonstration, c’est Henri Bergson qui, à la fin du XIXᵉ siècle, pense que la mémoire est dynamique et non pas statique. Comme l’affirmait Bergson ‘Il n’y a pas de perception qui ne soit imprégnée de souvenirs’. Pour Bergson, notre passé persiste indéfiniment, mais pas de manière figée. Les nouvelles méthodes en psychothérapie, au regard de la consolidation de la mémoire, se basent sur cette interprétation. Charles Pépin rappelle que les neurosciences confirment aujourd’hui les intuitions de Bergson : « Elles ont confirmé que dès cette époque, il y avait bien une trace matérielle des souvenirs dans le cerveau. Bergson avait lui-même cette intuition que les souvenirs sont plutôt dans l’esprit, et non pas dans la matière. Comme si nos souvenirs n’étaient pas clairement localisables, comme s’ils étaient mouvants, malléables et qu’il était possible de relancer sa vie avec un passé recomposé« .

Quels sont les risques à exclure son passé ?

Il y aurait deux grands risques symétriques selon le philosophe. Le premier, c’est le ressassement, la rumination et l’évitement :

  • S’enfermer dans le passé au lieu d’apprendre à vivre avec

« Le risque du ressassement est double, car en plus de sombrer dans le ressentiment, on s’expose à l’isolement puisque les autres vont me fuir« .

  • L’effet rebond systématique de l’évitement

L’illusion moderniste qui donne l’impression qu’on pourrait se débarrasser du passé dans une sorte de décision volontaire et ne pas s’encombrer de ce passé-fardeau. En cela, Charles Pépin rappelle que l’évitement est un piège parce que ce qu’on a évité ressurgira au plus mauvais moment, quand on sera fragilisé : « Il y a un effet rebond quasiment automatique. Un psychologue américain, Daniel Wagner, confirme cette hypothèse dans les années 1980. On va échouer à terme parce que le passé douloureux va revenir sous forme de flash traumatique lors de cauchemars et influencer notre humeur« .

Ne pas se laisser envahir par les souvenirs

Pour parvenir à cette résilience, il ne faut pas essayer de faire fi de notre passé, qui ne peut être ignoré, car nous devons apprendre à nous faire à l’idée que ce que nous sommes en tant qu’humain est nécessairement fait de notre passé négatif et positif. On peut en partie remodeler son passé tout en l’acceptant.

  • Il ne faut surtout pas chercher à se débarrasser de son passé

On peut garder le souvenir, mais travailler le caractère insupportable de l’émotion qui y est associée : « Comme garder ce souvenir et le recomposer en s’en faisant d’autres positifs. Tout l’enjeu, c’est de transformer un souvenir traumatique, faire en sorte qu’il ne nous fasse plus souffrir au présent sans qu’il ne soit plus baigné par les mêmes forces négatives, les mêmes impuissances et souffrances« .

  • Allier passé et présent

Plutôt que d’éviter les mauvais souvenirs, il faut inclure le passé dans ce qui nous fait du bien au présent : « Le passé nous a transformés, nous sommes ce que notre passé a fait de nous et on peut le moduler avec notre réalité présente. Il s’agit de cultiver une sagesse existentielle qui permet de prendre son passé avec soi, d’accepter qu’il nous conditionne sans pour autant ne se réduire qu’à lui. Il faut apprendre à se réjouir que cela ait été et que cela est pour toujours« .

  • Se tourner vers les autres, fort de son passé

Tel un enquêteur curieux de sa propre histoire, pour reprendre appui sur son passé, Charles Pépin estime qu’il faut un temps d’accueil, d’action, le plaisir pour guide, le mouvement de générosité et d’altérité pour moteur : « Pour faire en sorte de ne pas tomber dans le ressassement, il faut se tourner vers les autres et vers le monde. Savoir se libérer soi-même pour avancer plus léger« .