Au coeur des secrets de famille
Cet article est l’introduction présentée lors du Café Psy de juin 2015.
Pour fabriquer un secret de famille, deux conditions sont nécessaires et suffisantes : un traumatisme qui touche le clan et une honte qui en découle.
Le propre d’un secret de famille, c’est la transgression des règles explicites ou implicites qui prévalent dans la famille. C’est un enfant caché, un viol, un inceste, un internement psychiatrique, une condamnation judiciaire… Ou encore, des choses tellement douloureuses qu’elles génèrent un syndrome du survivant, comme chez les déportés.
Dans tous les cas, on trouve de la honte et de la culpabilité.
Selon Serge Tisseron, il faut trois générations pour faire un vrai secret de famille :
- La génération de l’indicible : celle qui vit l’évènement et refuse d’en parler.
- La génération de l’innommable, qui sait qu’il s’est passé quelque chose qu’on ne peut pas dire, mais ne sait pas quoi. Elle ne peut qu’imaginer, et elle imagine souvent bien pire que ce qu’il s’est passé en réalité. Et se tait doublement.
- La génération de l’impensable, qui ne sait pas qu’il s’est passé quelque chose, mais qui le sent, qui le revit sans le savoir. On l’appelle celle de « l’impensable » car le secret ne peut plus être pensé puisqu’il n’en existe aucune représentation. C’est cette génération-là qui en subit les plus graves conséquences.
La génération de l’indicible
C’est la génération contemporaine du secret. Elle en connaît le contenu et s’acharne à le dissimuler. Elle évite les sujets compromettants et met en place des mythes qui recouvrent le secret et valorise toute la famille. Par exemple, un homme qui a un enfant adultérin n’aura de cesse de vanter les valeurs familiales et le bonheur de vivre au sein d’une famille unie où chacun sait combien la confiance est importante. Cet homme restera dans les mémoires des descendants comme le détenteur des valeurs de loyauté et de fidélité. Le mythe familial brouille les pistes. Et gare à celui qui le remet en question, il peut se voir exclu du système sous n’importe quel autre prétexte. Plus le secret est important, plus le mythe est coriace. Il s’agit parfois d’un beau roman, et parfois d’une triste histoire. Mais dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un mythe, d’une histoire constituée de faits réels, de croyances, de fantasmes, de traditions, de modèles, de règles et de valeurs implicites et explicites, et cet ensemble crée une représentation inconsciente de la famille.
5 grands mythes familiaux ont été répertoriés par un psychanalyste anglais. Chacun d’entre eux recouvre une réalité ancienne contraire :
- Le mythe de la stabilité (divorces, abandon d’enfant, infidélité)
- Le mythe de l’harmonie (enfants battus, sévices, inceste)
- Le mythe de la richesse (dettes, ruines, faillite, chômage)
- Le mythe du droit chemin (sexualité perverse, viol, meurtre)
- Le mythe de la normalité (conduites hors normes : alcoolisme, toxicomanie, folie, suicide).
L’histoire de Mireille illustre ce renversement opéré par un mythe :
Mireille a des phobies récurrentes. Depuis toute petite, elle rêve de têtes coupées. Les figurines qu’elle réalise finissent toutes par avoir la tête qui se détache du corps. Elle a des maux de gorge terribles. Parler de la révolution française lui provoque des crises d’angoisse, voire des hallucinations. Adulte, aucune thérapie ne calme ses symptômes. Elle se tourne vers la psychogénéalogie. Sa famille étant très liée à l’aristocratie, elle est convaincue que certains de ses membres ont été guillotinés. En remontant dans ses recherches, elle voit qu’en effet elle a bien des origines nobles, mais qui datent d’un anoblissement d’empire au XIXe siècle. Elle se plonge dans les documents et finit par découvrir un ancêtre qui était accusateur public, responsable de… 826 guillotinés. Il est probable que cet héritage soit devenu un énorme secret que la famille a enfoui en se rapprochant de la noblesse. Notons au passage que ses phobies ont totalement disparu du jour où elle a déterré le secret.
La génération de l’innommable
Françoise Dolto disait : « Ce que l’on tait à la première génération, la deuxième le porte dans son corps ». La génération de l’innommable sait plus ou moins confusément qu’il y a un secret car cela transpire dans des lapsus, des attitudes incohérentes, des évitements.
Par exemple : un grand père se trompe régulièrement sur le prénom de sa petite fille qu’il appelle Nathalie (prénom de sa propre fille, la mère de la petite), alors qu’elle se nomme Aline. En réalité, Aline est également le prénom de sa fille illégitime. Le secret suinte ici deux fois : Nathalie a prénommé sa fille comme sa demi-soeur dont elle ignore pourtant l’existence. Et le grand-père introduit par ses lapsus l’idée d’une filiation entre « une » Aline et lui-même.
L’ enfant de la génération de l’innommable surprend bien souvent des conversations, des conciliabules. Il sait qu’il y a quelque chose à savoir.
Mais il sait aussi qu’il y a des sujets interdits. Il est confronté à tous ces signes contradictoires de révélations déguisées et de mythe contraire. Il fait une gymnastique psychique incroyable pour à la fois chercher à deviner à travers les signes et en même temps pour n’en laisser rien paraître afin ne pas faire souffrir son parent. Il inaugure ainsi une relation au monde faite de repli, de vigilance. Cela peut avoir des effets divers : favoriser les aptitudes intellectuelles, ou au contraire un manque de confiance dans le monde et en soi même. Parfois même, l’enfant s’empêche de penser ou de comprendre quoique ce soit. C’est trop dangereux. Il préfère devenir « bête » plutôt que de trahir sa famille.
L’enfant trompé, dupé, finira par se duper lui-même et oublier ce secret dont il connait l’existence. Il transmet inconsciemment ce mensonge structurel et son insécurité à ses propres enfants.
La génération de l’impensable
On observe des enfants, ou des adultes, qui développent des conduites totalement dénuées de sens. Ce qui est normal, puisqu’ils ont grandi dans un univers contradictoire ou rien ne pouvait faire sens. On trouve dans ces vies-là de la suspicion, de la violence, et la thérapie rencontre souvent des difficultés puisqu’il y existe à l’origine un événement dont le sujet ne connaît même pas l’existence. C’est à cette génération là qu’apparaissent aussi les problèmes somatiques.
L’exemple qui suit ne parle pas de manifestations physiques mais de ce que Freud appellerait des « retours du refoulé ». Une jeune fille sort de chez le coiffeur, furieuse de sa coupe qu’elle estime ratée. L’amie qui l’accompagne lui dit « Devant, c’est bien mais derrière, c’est moche. On dirait deux coupes différentes ». Il lui revient soudain en mémoire que dans son village, dans les années 50, sa grand-mère institutrice avait pour habitude de couper les cheveux de ses élèves quand elle les estimait trop longs. Mais pour punir les parents de cette négligence et leur faire honte, elle ne les coupait que d’un seul côté. Puis elle se souvient que, petite, son père lui racontait souvent qu’elle avait été tondue à cause des poux, et que c’était la raison de ses beaux cheveux. Elle sait par sa mère que cette histoire est fausse, mais s’est toujours sentie agressée par cette anecdote sans savoir pourquoi. Plus tard, elle découvrira que sa grand mère a été tondue à la libération.
On peut penser que la grand-mère punissait les enfants par les cheveux, comme elle l’avait été elle-même. Qu’ensuite le père se plait à raconter la fausse tonte des cheveux de sa fille car il ne connait pas le secret de sa mère mais le fait revivre à travers un mythe. La fille ne sait même pas qu’il y a un secret, mais elle se sent agressée par la fable de son père alors que celle-ci valorise ses beaux cheveux.
Nous vous avons proposé ici la théorie de Serge Tisseron sur les secrets actifs même lorsqu’on ne les connaît plus. Il est certain que de nombreux secrets de famille restent plus ou moins connus de certains membres mais qu’un tabou implicite les recouvrent, qu’ils ne sont jamais parlés, et créent des chapes de plomb faites de non-dits et d’obligation implicite de loyauté.
Le silence et la honte sur certains pans de l’histoire familiale rendent la communication impossible au sein du clan, créent des défauts de transmissions, empêchent de penser réellement la filiation et de s’ancrer dans ses racines. C’est ainsi que les secrets de famille peuvent contraindre des destinées et que certains sujets seront leur vie durant le jouet des injonctions familiales inconscientes.
Christine Jacquinot & Marie Marvier – Juin 2015 | 14 juin 2015 | Le Café Psy, Psychothérapie |