Filiation, adoption, viol ou suicide… Que faire de nos secrets de famille ?

Comment définir le secret de famille ? Quelles (s) conséquence(s) a-t-il sur son détenteur, et les générations qui suivent ? Faut-il le révéler ? Si oui, comment dire les mots interdits ? Retour sur un élément fréquent dans les troubles psychologiques. 

Yvonne Poncet-Bonissol, psychologue clinicienne, et psychanalyste, Marie-Odile Mergnac, généalogiste, Serge Tisseron, psychiatre, étaient les invités de Grand bien vous fasse, l’émission présentée par Ali Rebeihi. Ensemble, ils ont donné quelques pistes pour traiter ces non-dits qui peuvent hanter des familles sur plusieurs générations. 

Le secret de famille ou l’interdiction de connaître un événement traumatique

Serge Tisseron explique : « Pour qu’on puisse parler de secret de famille, il ne suffit pas qu’une chose soit cachée. A tout moment, il y a des choses que nous ne racontons pas de notre vie professionnelle, de notre enfance, ou notre vie affective… 

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Il faut qu’il soit interdit de connaître un événement qui a laissé une trace marquante : un traumatisme. 

Les secrets de famille ont souvent à voir avec la naissance ou la mort. » 

Secret, mensonge et non-dit 

Yvonne Poncet-Bonissol précise : « Un secret est, en règle générale, fabriqué par la honte et la culpabilité. Il a une fonction protectrice pour maintenir l’harmonie familiale. Tandis que mensonge n’a rien à voir, c’est une vérité altérée. Le non-dit est souvent fabriqué par une grande souffrance qu’on n’a pas envie de faire vivre à ses descendants. Des victimes de traumas, de guerre, ou de génocide refusent d’en parler pour ne pas revivre la douleur et pour ne pas la transmettre à autrui. » 

Le secret n’est pas forcément douloureux  

Serge Tisseron précise : « Le secret n’a pas besoin d’être toujours douloureux. J’ai été sollicité il y a quelques années pour aider les personnes qui avaient gagné un très gros lot à la Loterie nationale. Certains gagnants n’osaient pas dire qu’ils avaient gagné un gros lot par peur d’être harcelés par des piques assiettes, ou que leur famille leur demande des sommes folles, etc. Ils ne savaient pas comment gérer cette nouvelle et ils la cachaient. Le secret peut donc être une bonne nouvelle, mais mal vécue. » 

Les conséquences néfastes du secret de famille 

Pour Yvonne Poncet-Bonissol : « Le secret de famille entraîne de la honte chez la personne qui cache quelque chose et crée le non-dit, mais aussi dans son entourage. Tout ce qui ne se dit pas, ne se montre pas, ne se représente pas dans le secret de la famille, entrave la communication. L’enfant ne sait pas pourquoi il a une conduite bizarre, mais quelque chose de sa curiosité, et de son intelligence est entravée. Il a l’impression qu’on lui cache quelque chose, parce qu’on ne lui fait pas confiance. D’où des enfants silencieux avec des tempéraments anxieux, et qui ne posent pas de questions. Ils manquent de confiance en eux. 

Le secret de famille ,c’est l’inhibition de la curiosité, et du savoir. »

L’enfant pressent toujours le secret, et imagine le pire 

Serge Tisseron explique le mécanisme insidieux du secret de famille : « Un enfant ne cherche jamais à savoir ce qu’on lui cache, si on ne lui cache rien. 

Mais il pressent toujours lorsqu’on lui cache quelque chose. Il essaye de deviner de quoi il s’agit, mais il peut tomber totalement à côté. Et c’est là que cela devient toxique : souvent, les enfants imaginent le pire.  

Il y a un exemple historique fameux avec tous ces enfants nés des amours entre femmes françaises et soldats allemands de l’armée d’occupation pendant la dernière guerre. A la Libération, on leur a caché les conditions de leur naissance. La plupart ont imaginé être né d’un viol. Lorsque certains ont découvert qu’ils étaient nés d’une histoire d’amour contrariée par l’Histoire, beaucoup ont été soulagés. Sous prétexte de cacher des choses qui pourraient être vécues comme honteuses par les parents, on peut perturber beaucoup plus l’enfant que si on lui disait simplement les choses. »  

Le mécanisme de la transmission du secret 

Serge Tisseron : « Lorsque quelque chose est cachée par quelqu’un, on peut dire que c’est indicible parce que la personne ne peut pas en parler. Elle n’y arrive pas. C’est insupportable, et elle cherche à le chasser de sa conscience. Les enfants qui grandissent dans cette atmosphère-là pressentent qu’il y a quelque chose, mais ils ne savent pas quoi et ne peuvent pas le nommer. Le secret est devenu innommable pour les enfants. A la génération d’après, l’origine du secret est perdue et l’évènement devient impensable. »

Avant d’avouer un secret de famille à son enfant, en parler à des adultes d’abord

Arrive le moment de la révélation. Comment protéger les enfants des conséquences néfastes du silence tout en leur évitant d’être accablés par nos propres souffrances ou celle des générations précédentes ?  Serge Tisseron conseille : « Toute personne détentrice d’un secret de famille douloureux doit d’abord commencer à en parler à quelqu’un d’autre qu’à ses enfants. Elle peut s’adresser à un conjoint, une conjointe, un frère, une sœur, un ami, un thérapeute, ou une personne dans l’entourage.

Prendre ce recul va permettre de ne pas tenir un discours trop toxique à l’enfant.  S’ouvrir à quelqu’un permettra d’évacuer les émotions trop intenses, les cris qu’on peut avoir envie de pousser. Il ne faut pas prendre les enfants à témoin de tout ça. »

Yvonne Poncet-Bonissol ajoute : « En parler avant permet la décharge émotionnelle, mais aide aussi à le dire avec beaucoup plus d’aisance. » 

En dire un peu, mais pas trop

Serge Tisseron reconnait : « C’est difficile. L’idéal serait de ne faire que répondre aux questions de l’enfant. L’enfant à qui on cache quelque chose, le pressent très vite, mais il hésite à poser des questions par peur de compliquer la vie des parents, de les faire pleurer ou de les énerver… Donc attendre que l’enfant parle est très hypocrite.  

L’idéal serait de commencer à parler un peu à l’enfant du secret de famille. On peut partir d’éléments qu’il a pu observer. On parle beaucoup, ces jours-ci, de situations d’inceste. Imaginons qu’une mère a été abusée par son père, et qu’elle a eu un enfant. On peut penser qu’elle est fâchée avec son père. Donc l’enfant peut avoir vu que quelque chose ne va pas entre sa mère et le père de sa mère. La mère peut dire « Tu as dû remarquer qu’avec mon père, c’est très compliqué… » L’enfant est déjà rassuré parce qu’il peut se dire qu’il n’a pas rêvé, que ce qu’il pressent n’est pas que son imagination. 

L’enfant conforté va attendre peut-être trois mois, six mois, ou deux ans avant de poser la question suivante : « Mais pourquoi ? Que s’est-il passé ? » Quand l’enfant oser interroger, l’expérience montre qu’il va être capable d’entendre la réponse. Et c’est formidable. 

Si l’enfant ne pose pas des questions., c’est qu’il ne peut pas entendre la réponse et il faut simplement lui montrer qu’on est toujours prêt à l’écouter. » 

Avoir à l’esprit : l’enfant n’est coupable de rien 

Serge Tisseron ajoute : « Il faut toujours dire à l’enfant que quoi qu’il ait pu observer : ce n’est pas de sa faute. 

Très souvent, l’enfant, pense qu’il est le centre du monde. 

Alors il imagine que s’il y a de la fâcherie dans la famille, ou si un parent devient un peu sombre, c’est de sa faute, qu’il est coupable. Il faut lui permettre de se représenter les évènements comme en dehors de lui. Même si avant quatre ans et demi, c’est très compliqué. L’enfant pense tout en termes de gentil et de méchant. C’est seulement ensuite qu’il a accès à des expériences du monde différentes. »

Le corps comme révélateur

Serge Tisseron : « Des troubles corporels peuvent apparaître chez les porteurs de secrets. A l’occasion d’un évènement, le traumatisme peut se réveiller. L’individu peut se mettre à bégayer, à avoir une bouffée de déprime, à avoir mal à l’estomac, une boule au ventre. 

Ce sont les suintements du secret, qui vont mettre l’enfant sur la voie. Il va pouvoir sentir qu’il y a quelque chose d’étrange. 

On peut voir des troubles corporels apparaitre à la deuxième génération d’enfants qui présentent des troubles semblables à ceux de leurs parents. » 

Yvonne Poncet-Bonissol : « Tout ce qui ne s’exprime pas s’imprime dans nos corps, dans nos comportements, nos attitudes, nos liens avec les autres, nos attitudes, mais pas seulement. Le secret de famille, c’est la répétition de schémas, ou de situations. »

ECOUTER | Grand bien vous fasse consacrée aux secrets de famille

Avec :  

  • Yvonne Poncet-Bonissol, psychologue clinicienne, psychanalyste, autrice de Secrets de famille : ces silences qui nous gâchent la vie (ed. Larousse)
  • Marie-Odile Mergnac, généalogiste
  • Serge Tisseron, psychiatre, auteur de Les secrets de famille (ed. Que sais-je)

Source: https://www.radiofrance.fr/franceinter/filiation-adoption-viol-ou-suicide-que-faire-de-nos-secrets-de-famille-1601409